Salut, Jean !
Il y avait tempête ce jour-là.
Le jour
des funérailles, il fait tempête. 30 cm de neige ensevelissent Montréal. La
chapelle des Missions-Étrangères qui aurait dû être prise d'assaut par la
communauté LGBTQ+ et par les syndicats nationaux, garde le profil bas. Les vols
de Marx et de Lénine sont cancellés. À leur tour, Jean-Paul II, Benoît XVI et
Escrivá y Balaguer ratent le rendez-vous (personne ne s'en plaint). Malgré la
visibilité nulle et les rues embourbées, Michel Chartrand est le premier
arrivé; il se tient dans le premier banc. Il est là, en esprit, avec Simone,
son épouse.
De corps,
de cœur ou d'esprit, plusieurs autres ami.es et camarades de Jean sont aussi
présents; la plupart sont des prêtres, des missionnaires, des confrères, ou des
petites gens de quartiers populaires du Québec et d'autres pays. Il y a aussi
des parents, et même quelques ennemis; ces derniers sont venus prier ... pour
que notre défunt ne ressuscite pas.
Enfin, au
milieu de tout ce beau monde, on aperçoit, savez-vous qui? Nul autre que
Jésus-Christ ! Il n'aurait pas manqué ces funérailles pour tout l'or du monde.
Il tenait à venir en personne témoigner devant le monde entier que Jean Ménard
est un homme qui ne lui a pas fait honte.
Pour
Ménard, le péché, figurez-vous, ce n'était pas la masturbation ni de trop lever
le coude, ni que deux personnes du même sexe couchent ensemble, ni de manquer
la messe le dimanche, ni d'utiliser des condoms, ni de ne pas envoyer les
pro-choix en enfer, ni de donner la communion aux divorcés, ni que des femmes disent
la messe; le péché pour lui, le vrai grand
péché, pour ne pas dire le seul, c'était que des êtres humains, faits de
chair et d'os comme vous et moi, ayant des milliards et des trillions de tonnes
d'argent, ne se contentent pas de ce qu'ils ont. Au contraire, comme des V U S
géants, des bulldozers et des grues plus énergivores et polluants que
d'innombrables troupeaux de dinosaures, ils ne cessent de vider la Terre de ses
entrailles et de répandre sur elle plein de désastres...
Jean
Ménard a pris conscience de ce fléau, d'abord dans sa famille, lors du crash
boursier de 1929, quand son père a fait faillite et que les ouvriers de sa
ville sont tombés en chômage. Comme eux et avec eux, il a alors mangé son lot
de pain noir. Devenu adulte et rendu au Chili, il y a goûté de nouveau en
allant vivre volontairement au milieu des rats d'un bidonville de Temuco.
Beaucoup
de choses lui faisaient dresser les cheveux sur la tête, mais la pire de
toutes, c'était que les autorités religieuses, sauf rares et bienheureuses
exceptions, traitaient les grands affameurs du monde comme les bienfaiteurs
insignes de l'humanité. Ça le rendait malade.
Jean
Ménard n'était pas pour autant un va-t-en-guerre, un adolescent attardé ou un
rebelle sans cervelle. En fait, il était plutôt peureux. D'un autre côté, il
n'avait pas peur du tout de s'engager à fond avec ceux et celles qui
partageaient ses questionnements: avec des évêques, des prêtres et des laïques,
et beaucoup de personnes d'en dehors des cercles religieux qui, comme lui, ne
voulaient qu'une chose: changer ce monde outrageusement inégal en un monde de
justice. Rien de plus...
Ses bombes
à lui c'était la formation, l'éducation populaire, la conscientisation. Ainsi à
Cuba, au Chili, au Nicaragua, puis au Québec... Avec une précision
chirurgicale, il prenait plaisir à ouvrir le ventre du Capitalisme triomphant
et à montrer que sous son apparence de vertu et de respectabilité, ce système
sacrosaint a toujours recélé et recèle encore des montagnes de pourriture.
Puisque
Jean Ménard était un évangélisateur, il se dédiait à «convertir ». Mais pas de
n'importe quelle manière. La conversion, pour lui, consistait à éveiller les
consciences. À faire découvrir que, par ignorance, inconscience, lâcheté ou
bonne foi, beaucoup d'entre nous qui croyons être adorateurs du seul et unique
vrai Dieu, c'est-à-dire le Dieu de la Liberté, de la Justice et de la
Fraternité, nous sommes, en réalité, les esclaves de Mammon, l'insatiable dieu
Argent, maître incontestable de l'univers, celui-là même que Jésus de Nazareth
a dénoncé jusqu'à y laisser sa peau et à se vider entièrement de son sang.
Directement ou indirectement, et à divers degrés, nous sommes à peu près tous
les adorateurs de ce faux dieu dont la grande et unique priorité est
d'atteindre un maximum de Profit sans se
laisser barrer le chemin par quoi que ce soit, même pas par la destruction
de la planète !
Pour Jean
Ménard (et ses compagnons et compagnes de lutte), ce système est à connaître
dans ses moindres replis, et doit être démasqué, démantibulé et expulsé loin de
nos temples et du champ de nos amours.
Pour ceux
qui craignent que cela n'équivaille à une capitulation face au communisme, Jean
démontrait, au contraire, que le moyen le plus sûr d'attirer les troupes de
Staline dans nos platebandes sont notre candeur, notre aveuglement, notre peur
de regarder les choses en face, de les appeler par leur nom et de changer ce
qui doit être changé.
On objectera
que pour un prêtre catholique, il n'y avait rien d'édifiant là-dedans, car tout
cela n'était que de la politique et n'avait rien à voir avec l'évangile...
Vraiment ?... Demandons à Jésus lui-même qui est ici, en personne, au milieu de nous ... Je crois l'entendre nous
dire à peu près ceci : « Pourquoi, d'après-vous, le gouvernement national des
ayatollahs de Jérusalem et le gouvernement militaire de l'empire colonial de
Rome se sont-ils coalisés pour me crucifier?... Caïphe, Anne et le Sanhedrin,
Hérode et Pilate, ça ne vous dit rien? Ceux qui m'ont assassiné n'étaient-il
pas des politiciens ?... Est-ce que, par hasard, ils m'auraient envoyé à la
croix parce que je chantais la beauté des fleurs des champs, ou que je ne me
lavais pas assez bien les mains avant de manger?... Ne serait-ce pas plutôt
parce que mon Évangile, qui était et est une Bonne nouvelle pour les pauvres,
était et est une très mauvaise nouvelle pour les pouvoirs politiques,
économiques, religieux ou autres, qui, au lieu de défendre et de servir le
peuple, abusent de lui, l'oppriment, l'inondent de mensonges, l'achètent, le
corrompent, le divisent et le tuent? » ...
Je
reprends cette même question, et je nous la pose à nous aussi: « Est-ce
que par hasard Jésus aurait été crucifié et aurait été ressuscité pour une
affaire de clochers, pour des problèmes d'ordre liturgique, pour un point de
doctrine religieuse, pour une controverse au sujet des sexes, pour une chicane
de clergé ou pour un article de droit canonique, ou parce que, en prenant la
défense des exclus, il a choqué et contrarié vivement les vues et les intérêts
des forces politiques de son temps? »...
Jean
Ménard, pour sa part, a répondu à cette question par sa vie. À notre tour
maintenant d'y répondre aussi en toute honnêteté, que nous soyons croyants ou
pas : «AUJOURD'HUI COMME HIER, PAR QUI ET PAR QUOI JÉSUS
DE NAZARETH EST-IL CRUCIFIÉ, ET COMMENT DIEU
LE RESSUSCITE-T-IL?... au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit. »
Eloy Roy
7
février 2020
Manu
Tu conduisais
de gros camions et des machines immenses qui valaient des millions; tu te jetais dans la boue, tu arrachais le
tuyau défectueux, tu creusais des fondations, tu installais des égouts, tu drainais des terres, tu ouvrais des rues.
Dans le vacarme des moteurs et de la ferraille tu t’égosillais pour qu’on capte
tes ordres. Pendant des années, tu as enlevé de sur la tête de Beauceville des
milliers de tonnes de neige que déversaient les tempêtes. Avec Nana et tes
enfants, vous formiez une équipe à toute épreuve. Tes employés étaient tes
amis, des copains avec qui tu faisais de la motoneige dans les moindres recoins
du Québec, souvent par des froids sibériens.
Tu t’es inventé ingénieur. Tu as appris le métier sur le tas. Par tes propres
forces, avec ton flair, avec ce que tu étais en-dedans de toi-même… Tu étais
une vraie force de la nature. À grands et petits coups de bulldozer et de pelle
mécanique tu as « sculpté » le magnifique terrain de golf de
Beauceville. Ton seul diplôme était celui de la petite école du Rocher et ton
Université, tu l’as faite à la dure dans les forêts de la Mauricie, de
l’Abitibi et du Maine. À 15 ou 16 ans, tu coupais du bois dans les
chantiers de bûcherons, tu le halais sur des lacs gelés avec ton
« team » de chevaux, dont tu parlais avec des étoiles dans les yeux. Tu as gagné tes premiers sous à
coups de hache et de voyages de bois. Puis tu as eu ta petite terre et ton
premier camion. À partir de là tout s’est développé, a grossi et est devenu, à
force de travail et toujours plus de travail, quelque chose de beau. Tu aimais
le travail. Tu adorais le travail. Comme
papa. Mais tandis que papa travaillait en solitaire, à un rythme
soutenu, sans parler, toi tu travaillais avec entrain et en équipe et en
parlant très fort. Tu étais un meneur, un entraîneur.
Ben oui, tu
as joué au hockey jusqu’à 58 ans! Autant tu ne niaisais pas à l’ouvrage, autant
tu savais t’amuser dans les fêtes de famille, entre amis, au chalet, à la
cabane à sucre, à la maison. Tu étais fort sur l’accordéon, la musique à
bouche, les chansons et tout le reste. Tu étais un travailleur acharné et un
bon vivant. Tu cuisinais avec ardeur et
tu taquinais la truite avec une main d’artiste. Et tu étais généreux. Combien
de monde tu as dépanné sans y penser deux fois, à chaud, sans calculer, avec grand
plaisir et gratuitement! Tu étais un bon croyant, sans complication. Croire en
Dieu pour toi et pour Nana, ce n’était pas un problème. Ça faisait partie de ta
vie comme l’air qu’on respire et le soleil qui éclaire. Comme chrétien, comme rotarien, comme
chevalier de Colomb, et comme simple citoyen,
l’évangile de Jésus consistait à être ouvert aux autres et rendre
service; donner, partager, prier en toute simplicité en remerciant Dieu. Pas de
sermon à personne, toujours disponible. Pour tout dire, mon cher Manu, tu as
été un magnifique frère.
Un jour, sur
une descente de chemin de bois, isolé de tout, la charge que tu trainais
derrière ton tracteur s’est détachée et est venue s’écraser sur toi et sur le tracteur
qui s’est renversé dans le fossé. Tu n’as pas été tué mais tu es resté complètement
coincé, sans pouvoir bouger. Le moteur
du tracteur ne s’était pas éteint et tu avais la tête presque collée à la
grande roue qui tournait à une vitesse affolante.
Impossible de sortir de là … Tu es resté crucifié là pendant deux, trois heures
(ou plus, je ne sais pas vraiment) , qui t’ont paru des éternités. Malgré tout,
au prix d’efforts suprêmes, tu as fini par
étirer une jambe à l’extrême et, sans rien voir, avec le bout du bout d’un
orteil, tu as atteint la clé du démarreur et tu as coupé le moteur. La torture
de la roue a cessé, mais tu étais vidé, épuisé,
presque mort. Tu ne pensais qu’aux tiens, à Nana, aux enfants… Alors tu
as ramassé tes dernières énergies et
poussé un cri terrible : « Micheline, ma petite fille, fais quelque
chose! ». Micheline était ta
deuxième enfant; elle était morte pratiquement à la naissance. La mort de cette
petite fleur, t’avait beaucoup peiné. Tu ne l’avais jamais oubliée. Tu t’es affaissé
et tu es entré dans un état de semi conscience. Tu te sentais mourir lorsque,
soudain, des voix te réveillèrent. Martin et Julie, un couple du
« canton », étaient là, à côté
de toi. Comme « par hasard » ils passaient par là … Ils t’ont sauvé.
Manu, toi,
prisonnier de ton tracteur, tu me rappelles l’homme du Calvaire. Lui, tout jeune encore, au sommet de sa force, est cloué à la croix. Il va mourir. La mort
toute proche lui arrache aussi un cri terrible, un cri immense, qui remplit le jour devenu nuit et
transperce l’univers….
Manu, notre
Terre est malade. Notre monde est plus puissant
que jamais mais s’enfonce toujours plus dans la nuit de l’autodestruction….
Manu, toi qui es maintenant passé de l’autre côté du grand mur, toi, et tous les autres avec toi qui avez abordé
la rive du Ressuscité, nous vous crions : « Faites quelque
chose! »
Ton frère,
Eloy
Janvier
2022
Commentaires
Publier un commentaire