LA MONTAGNE QUI PARLE
Les plus hautes montagnes sont intérieures. Celle de l’Ego est
la plus escarpée de toutes et la plus dure à franchir… Mais « qui s’appuie
sur le Seigneur ressemble au mont Sion: rien ne l’ébranle, il est stable pour
toujours » (Ps 125, 1).
Jérémie a chaud, il a froid, il manque d’air. Il titube en
avançant à la vitesse de l’escargot. Et le sentier tortueux qui promet de le
transporter jusqu’à 4500 mètres au-dessus du niveau de la mer, lui paraît ne
pas avoir de fin. Jérémie a le souffle court, il se traîne, mais ne s’arrête
pas.
Il mettra vingt-trois jours à faire la tournée des petites
communautés de bergers qui vivent éparpillés
dans la haute montagne à d’énormes distances les uns des autres. Les
paysages spectaculaires qui le font planer au-dessus du monde, ne lui sont d’aucun
secours contre le mal des hauteurs. Pas plus, d’ailleurs, que les poignées de feuilles de coca qu’il s’épuise à
chiquer dans l’espoir d’en tirer de la force pour ne pas lâcher. Les maux de tête, les vertiges, les
bourdonnements d’oreilles ne le quittent pas. Il est devenu un zombie. Malgré tout, son cœur est dans la
joie, car il marche à la rencontre des derniers, qui sont les premiers dans le
Royaume de Dieu.
La Montagne fascine Jérémie autant qu’elle le déroute.
Tantôt elle le regarde de haut avec une sombre froideur, tantôt elle lui tend
les bras avec la tendresse d’une bonne amie. Il va donc lentement en
rêvant de tout et de rien, quand soudain
il se rappelle que, chez les anciens, on croyait que les montagnes parlaient. Il se
tourne alors vers son guide et lui demande à brûle-pourpoint:
- Est-ce vrai, Antolin, que les
montagnes parlent ?
- Bien sûr, petit père!
Jérémie sourit et continue
son chemin. Mais après un long
moment de réflexion, il s’arrête
net, fixe des yeux la plus haute crête et, d’une voix assez faible pour que son
guide ne l'entende pas, il murmure:
- Vas-y, Montagne, parle pour
voir…
La Montagne ne bronche pas.
Une légère honte monte au front de Jérémie. Il
secoue la tête en soupirant, puis se remet en route. L’enveloppe un
silence total. Pas un bruit, sauf celui des cailloux qui crissent sous les pas des
deux hommes et sonnent sous les pattes du petit âne et des deux mulets qui marchent
derrière en soufflant.
À vrai dire, Jérémie n’est pas
surpris de ne pas avoir entendu le moindre son tomber de la bouche de la
Montagne. « Les montagnes, se dit-il, ne parlent certainement
pas comme les humains.»
Il ressasse longuement la chose
dans sa tête, puis décide de faire appel à son cœur :
-
Mon cœur, toi qui comprends toutes les langues, s’il est
vrai que les montagnes parlent, tu devrais pouvoir débrouiller leur langage.
Prête l’oreille….
Il marche à pas lents en chiquant
la coca, ébloui par le bleu profond du ciel que pas l’ombre d’un nuage ne ride.
Il ne se lasse pas de contempler les
différents visages du paysage, ici désertique, rude, hostile, percé de pics
rocheux, là s’étalant à l'infini comme un océan
de verdure tendre et lumineuse.
En se faufilant par d’étroits
passages entre d’énormes masses de pierre, ou en frôlant des abîmes qui donnent le
vertige, Jérémie se dit à lui-même:
-
Mon vieux, si tu grimpes sur la crête du Zucho qui en ce
moment te reluque du haut de ses 5100
mètres, tu seras un peu plus proche des
étoiles, mais un seul faux pas au bord du gouffre et, en moins de trente secondes, tu es cuit…
À ce moment précis, le cœur de Jérémie se met à pomper avec
force, puis commence à parler. Il dit à Jérémie tout essoufflé :
- C’est vrai, Jérémie, les
montagnes parlent. J’entends le Zucho me
dire des choses…
Il dit que la route de la vie
traverse l’existence comme un sentier de
montagne. Elle est faite d’innombrables montées et descentes et abonde en défis plus hauts et plus
profonds encore que les sommets et les gouffres que tu as devant tes yeux.
Quand tu regardes la montagne de
loin, tu en vois une forme précise, mais à mesure que tu t’en approches, tout
devient différent. Il en est ainsi de la vie : elle ne ressemble jamais à l’idée que tu t’en
fais. Sans doute demeure-t-elle toujours la même, mais ses visages sont si
variés que tu n’en finis plus de la découvrir.
Si tu crois toucher la cime de
la montagne, elle s’éloigne, et lorsque, rendu à bout de force, tu te convaincs
de ne jamais pouvoir l’atteindre, il se peut que tu la sentes comme à deux pas
de toi. La vie est comme cela aussi : plus tu es sûr d’en percer le
secret, moins elle se fait connaître; ne peuvent la saisir que ceux qui ne cherchent
pas à la posséder.
Jérémie emmagasine avec avidité ces paroles que la Montagne
déverse sur lui, tandis que son cœur refait
le plein.
Après une longue pause, celui-ci reprend le discours:
-
Dans la vie, comme dans la montagne, le plus court chemin n’est
pas toujours le moins long. Pour aller vers la gauche il faut parfois faire un
crochet à droite, et pour aller vers la droite, il faut passer par la gauche. Même
si cela te paraît paradoxal, souvent pour mieux monter tu dois descendre, et
pour mieux descendre tu dois monter.
Comme la montagne, la vie t’extrait du néant et t’attire
vers le haut. Et vues d’en bas, les choses t’apparaissent souvent
insurmontables, mais lorsque tu es rendu en haut, elles te font sourire. Une
fois là, cependant, tu découvres qu’il reste encore beaucoup d’autres montagnes
à franchir.
Tout comme la
montagne, la vie peut plus d’une fois te sembler cruelle; c’est elle pourtant qui
avec une patience inlassable supporte ton poids et soutient chacun de tes pas. Quoi
qu’il t’en coûte, souviens-toi que c’est toujours elle qui te porte.
En montagne, qui n’avance pas
recule, et qui ne monte pas déboule. Cette loi est celle de la vie : elle est sans pitié pour
ceux qui restent plantés à mi-chemin. De même, elle est implacable avec ceux et
celles qui, après avoir touché le sommet, se laissent emporter par le vertige des hauteurs.
En entendant ces mots, Jérémie revoit dans l’espace d’un
éclair ces grands personnages de l’histoire qui, en un premier temps, suscitent les plus beaux espoirs mais se transforment en monstres dès qu’ils ont pris
goût au pouvoir. On en trouve à toutes les époques, dans toutes les races,
cultures et religions. Ils abondent dans
les plus hautes sphères de la société, et même plus bas. Aujourd’hui comme
hier.
La Montagne reprend la parole et clôt son discours:
-
Au cas où tu ne l’aurais pas encore compris, l’expérience
de la Montagne est celle du voyage intérieur de tout humain en quête de son être
véritable. Cette expérience suit à peine un chemin différent de celui qui mène à
la rencontre de Dieu.
Jérémie reçoit ces dernières paroles en frissonnant
légèrement, mais il est aux oiseaux parce que la Montagne lui a parlé.
Tout en poursuivant sa montée silencieuse, il lui revient à
la mémoire les nombreuses montagnes sacrées de la Chine, de l’Inde, de
l’Amérique et de tous les continents avec leur flot de braves gens qui les
gravissent encore tous les jours en marchant
sur des sentiers de pierres usées par les millénaires…
Il se souvient aussi des montagnes saintes de la Bible: le
Sinaï, où Dieu parle à Moïse dans le feu et, dans une brise légère, remplit Élie de son souffle; Sion, l’humble mont où est plantée la Demeure de Dieu; la colline
de Galilée d’où Jésus fait couler la lumière des Béatitudes; le Thabor où les
disciples sont frappés jusqu’à terre par le soleil qui s’échappe de l’enveloppe
charnelle de leur Maître; le Calvaire, la triste colline, où l'amour extrême
éclipse la lumière du midi. Enfin, la Résurrection de Jésus, sommet éblouissant
de la grande Montagne de l'évolution, glorieux couronnement du cosmos par
lequel l'univers pénètre en Dieu et Dieu dans l'Univers.
Dans le monde andin on a toujours cru que sur les plus
hautes montagnes vivent les Apu, seigneurs de ces lieux, et sur les montagnes
moins élevées, les Auki. Jérémie
regrette que cette croyance sombre dans l’oubli.
Car il aime imaginer sur la pointe
de chaque montagne un petit être céleste
assis à l’indienne, les bras croisés, chiquant coca, portant chullo, poncho, chuspa
et ojotas, veillant attentivement sur les braves gens des hautes vallées, sur
leurs maisonnettes et leurs animaux, les
protégeant des vents qui crachent des pierres, et aussi des bêtes qui dévorent
les moutons et des neiges qui barrent les chemins et glacent les rêves.
Il est évident que la Bible officielle ne connaît pas cette
espèce d’anges, mais il suffit qu’ils
soient bienveillants et que les petites gens aient foi en eux pour que Jérémie les
tienne pour réels et bénis de Dieu. Car selon lui, le Bon Dieu a écrit dans le cœur
de chaque peuple une Bible qui complète l'autre.
Dans l’inconscient des peuples, en effet, il est inscrit
depuis toujours que plus un lieu est haut plus il est proche du ciel et des
dieux. On suppose que c’est là que la Divinité établit ses quartiers quand elle
descend sur terre pour visiter les humains. Ne s’approchent de ce lieu
hautement sacré que les « initiés », les consacrés et les fidèles
dont les bras sont chargés d'offrandes. C’est le lieu où les humains montent vers
Dieu. Le lieu où le Ciel se marie avec la Terre, et où la Divinité et
l’Humanité ne forment plus qu’une seule chair.
Il n'y a pas de religion sans l'effort de s’extraire de la
boue pour se laisser soulever vers le haut. Pas de religion sans sortir de sa
prison mentale et charnelle pour tenter de toucher au moins le bout du manteau
de l’invisible Divinité. Il n'y a pas de
religion sans une certaine forme de croix, sans un certain arrachement à
soi-même, sans une certaine plongée dans le noir, ou sans une foi profonde et un incommensurable
espoir.
On sait bien que Dieu n’est ni en haut ni en bas et qu’il est
plus proche de nous que nous de nous-mêmes. Nous savons aussi que ce sont nos
vides, plus que nos dons, qui touchent
son cœur. Mais il est difficile de comprendre la grande Bible, pense Jérémie,
si on ne traverse pas la vie comme un pays de hautes montagnes, sautant de ravissements
en dépressions et de gouffres en plages de lumière, pour pouvoir capter, au-delà
de tout horizon, une étincelle de ce que nous sommes en vérité et de ce qui
nous attend au terme de la longue aventure de l’humanité.
Nous entrevoyons, en effet, qu’un jour viendra où il n’y
aura plus de montagnes à franchir : elles « fondront comme cire
devant le Maître de toute la terre, et sa justice sera proclamée à toutes les
nations » (Ps 97, 5). « Toute
vallée sera comblée, toute montagne et toute colline abaissées; tout précipice
deviendra une plaine et les escarpements une vallée; alors la Gloire du
Seigneur se révèlera et toute chair la verra » (Isaïe 40, 4-5).
Eloy Roy
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