AUTOPSIE DE MOI-MÊME
BORDUAS Composition 44, 1959
Ici, je tente de dépeindre à grands coups de pinceau mon
identité de Québécois. La mienne seulement…
Je suis la dernière vague qui a poussé la
caravelle de Jacques Cartier sur les rives de Gaspé. La Croix plantée sur le
rocher, c’est moi. Je suis le Golfe, je suis le Fleuve. Je suis l’or, l’orange,
l’écarlate et le pourpre de l’automne. Je suis l’hiver. Je suis cinq mois de
neige et six mois de froid. Je suis l’iceberg. Je suis un océan sans fin de
résineux verts. Je suis l’érable, le chêne, la pruche et le bouleau. Je suis un
million de lacs et des centaines de rivières. Je suis les plus vieilles
montagnes du monde. Je suis fait de terre et de vent, de lumière et de rires,
de larmes et de sang, de tonnerre, de peur et de mort. Je suis le soleil et la
lune, et je suis chacune des étoiles qui naviguent dans l’univers. Je suis le
caribou, l’orignal, le chevreuil. Je suis le castor, le lièvre et la perdrix. Je
suis le hibou et la loutre. Je suis le renard roux et le coyote. Je suis l’ours
blanc et l’ours noir. Je suis le phoque, le bœuf musqué, le rorqual bleu, le
béluga, le fou de bassan, l’alouette, l’outarde, l’harfang des neiges et l’oie blanche.
Et le maringouin aussi… Je suis fait de maïs, de courges, d’orge et d’avoine. Ma
chair est pétrie de pain chaud, de blé, d’eau d’érable et d’aurores boréales. J’ai
de la bière dans mon gosier et de la vigne plein les yeux. Je suis Champlain,
je suis Louis Hébert, Jean Talon et Frontenac, je suis le noble duc de Lévis.
Je suis Jogues et Brébeuf. Je suis les récollets, les jésuites et François de
Laval. Je suis les vaillantes filles des Mères Guyart, Bourgeoys et D’Youville.
Je suis les braves rêveurs qui ont posé les premières pierres de Ville-Marie. Je
suis Radisson et Étienne Brûlé, et les mythiques Madeleine de Verchères et
Dollard des Ormeaux. Je suis Pierre Boucher et Charles Lemoyne. Je suis la
Grande Paix de Montréal.
Je suis Garagontié, « le Soleil qui
marche ». Je suis Donnacona, le roi. Je suis Kondiaronk, le Grand Huron
Wendat. Je suis l’Inuit et l’Innu, et le Cri, et l’Attikamek, et l’Algonquin, et
le Micmac, et l’Abénaquis, et le Mohawk, et une nuée d’autres nations… Elles ont été
mon canot d’écorce pour sillonner le monde nouveau. Je venais d’un autre
continent, d’un pays de rois, de reines, de chevaliers, de troubadours, de
guerriers, de paysans, de moines et de saints dont la langue française est le cordon
ombilical qui me rattache à l’âme et au génie d’une civilisation ancienne et grandiose.
Par elle, je suis frère d’une constellation d’hommes et de femmes de toutes les
couleurs et de multiples nations sur toute la Terre. J’ai fait alliance avec les
peuples qui étaient ici depuis toujours, et qui parfois se faisaient la guerre entre
eux. Je me suis battu avec eux, j’ai marché avec eux, j’ai appris le pays avec
eux, et nos sangs se sont mêlés. Une race nouvelle est née. Je suis de cette
race.
Je suis Stadaconé, Tadoussac, Hochelaga,
Québec, Canada, Kamouraska, Arthabaska, Temiscouata, Témiscamingue, Abitibi, Chicoutimi
Métabetchouan, Yamaska. Je suis le mystérieux monstre du Pohénégamook. Et je suis Saint-Zénon, Sainte-Sophie, Saint-Apollinaire, tous les saints et saintes du panthéon céleste. Je
suis plusieurs cantons d’Irlande et d’ailleurs : je suis Cranbourne,
Scott, Brompton, Frampton, Shefford, Hatley, Sutton, Westmount… Je suis la
Gaspésie, le Rocher Percé, le Mont Royal, la Beauce, l’Estrie, l’Outaouais, la
Montérégie, le Saguenay, la Mauricie, les Bois-Francs, les Appalaches, les
Laurentides, les Chic-Chocs, les monts Torngat… Je suis la Baie James, Kuujjuaq
et l’Ungava… Je suis les lieux saints de Ste-Anne-de-Beaupré, du Cap-de-la-Madeleine
et de l’Oratoire du Mont-Royal. Je suis avant tout Château-Richer et l’Île
d’Orléans, berceau d’un pays-continent qui chevauche cinq fuseaux horaires, et qui s’étend du 49è
parallèle jusqu’au-delà du Pôle Nord.
Je suis pêcheur de morue, je suis coureur
des bois, je suis découvreur d’un monde
immense. Je suis l’Arctique, l’Atlantique, le Pacifique. Il fut un temps où le
Mississipi était à moi, et les Rocheuses et les Prairies et les grands lacs
aussi. La Louisiane et l’Acadie étaient mes sœurs de lait.
Je suis Marquette, Joliette et le magnifique Lemoyne d’Iberville, ainsi que La Vérendrye et ses quatre intrépides garçons.
Québec, ce nid d’aigle perché sur le Cap
Diamant, c’était moi… Les lions anglais l’ont
attaqué. Montcalm, mon défenseur, était armé jusqu’aux dents mais il aimait
jouer au chat et à la souris. La souris était brave et bien armée aussi :
deux cents vaisseaux, plus de vingt mille soldats, et une forêt de canons. Pendant
85 jours la souris a bombardé le puissant nid d’aigle. L’aigle a perdu ses
plumes une à une sous le nez de Montcalm qui gardait son calme. Il voulait
faire une seule bouchée de la souris, mais à l’heure qu’il choisirait. Ô
surprise, la souris n’a pas attendu. Au quatre-vingt-cinquième jour, elle s’est
faufilée entre les pattes du calme Montcalm. Après un quart d’heure, tout était
fini.
À Paris, la Pompadour a poussé un soupir de
soulagement. Son royal concubin venait d’être débarrassé de la Nouvelle-France
qui, selon elle, lui causait des soucis.
Au partage des dépouilles, elle a choisi
pour la France de garder la Martinique avec son rhum, et à l’Angleterre elle a cédé (avec la bénédiction de cette vieille
fripouille de Voltaire) notre immense et magnifique Nouvelle-France et ses soi-disant
« quarante arpents de neige ». 76 172 colons analphabètes ont ainsi
été jetés gaiement comme des castors vivants dans la gueule du lion anglais.
Jamais la
France n’a levé le petit doigt pour tenter de récupérer ce qu’elle avait perdu,
sauf le 24 juillet 1967, quand De Gaulle, 200 ans après, est venu à Montréal faire son petit numéro sur
le balcon de l’Hôtel de Ville. Clairement elle nous a rejetés ou oubliés.
Eussions-nous été des bâtards ou des bagnards que nous n’aurions pas été traités plus tristement.
Devenus
des étrangers aux yeux des Français, il nous a fallu prendre le taureau par les
cornes et trimer dur. Aux côtés des nations originaires de ce continent, - elles
qui étaient menacées de toutes parts, et au premier chef par nous-mêmes -, nous avons partagé à peu près le même sort. Heureusement
nous avions déjà enfoncé nos propres racines en ce nouvel univers. Puisque désormais nous n’étions plus
européens, ni français, il ne nous restait plus qu’à être « canadiens ».
Mais même ce nom nous a été volé par nos vainqueurs.
250 ans
ont passé depuis la défaite. Nous avons vécu dans le déni et avons fini par oublier.
Mais la blessure est là, au fond de nous-mêmes. Le syndrome de Montcalm qui
nous porte à dire non quand il faut dire oui et oui quand il faut dire non, trouve
encore dans ce trou noir son terreau nourricier.
Le
« père » étant donc retourné en France, l’Église prend la relève. Par
« devoir » elle se constitue mère des colons abandonnés, les élevant à
la dure, comme ça se faisait dans le temps. Son expérience millénaire lui avait
appris qu’un peuple orphelin tombé soudain dans les pattes de celui qui a chassé
le père de la maison, ne peut pas survivre à moins de se sacrifier jour et
nuit, travailler rudement, s’astreindre à une discipline de fer et procréer
beaucoup. Mère monoparentale frustrée et coincée, condamnée à jouer le rôle de géniteur
malgré elle, et obstinée à nous sauver
malgré nous, l’Église comprend qu’il ne
faut jamais attaquer le nouveau maître de front, ni rien faire pour lui
déplaire. Ses plus hauts dirigeants vont
jusqu’à nous ordonner de nous soumettre à l’Anglais en échange de quelques garanties
de ne pas nous assimiler complètement…
Ceci
étant établi, l’Église, avec moins que rien, fait des miracles pour nous garder
en vie et nous apprendre à marcher. Mobilisant des légions de religieuses et de
religieux, elle relève à bras-le-corps le gigantesque défi d’apporter éducation
et soins de santé à une population en manque de tout. Abnégation, générosité, héroïsme même, sont
la marque que la plupart de ces femmes et hommes de Dieu ont gravée dans le roc
de ce pays. En vérité, l’Église nous a sauvés. Sans elle, nous n’existerions
plus comme nation. Mais, à ce versant de lumière correspond un côté très sombre.
Se croyant investie de l’autorité même de Dieu, l’Église a pénétré profondément
l’espace sacré de nos consciences. Pour elle, tout ce qui était
« nature » était entaché de péché. Il fallait mater le naturel par
un surnaturel dont elle seule avait le
secret. Contre la moindre envie de rouspéter, elle a tenu suspendue au-dessus
de nos têtes la menace constante du feu de l’enfer. Elle nous a cassés, elle
nous a gardés à vue, gardés à genoux, et traumatisés. Ce traumatisme est incrusté
dans notre âme et se transmet comme un virus aux nouvelles générations, même si
celles-ci n’ont aucune idée de ce que fut cette folie religieuse.
Or, un
bon jour, nous en avons eu assez de la peur. Non seulement nous avons cessé de
trembler devant les pirates anglais, mais nous avons jeté par-dessus bord l’Église
des interdictions et de l’enfer. Nous avons mordu à belles dents dans le bon
fruit défendu de la liberté et avons pris en main les commandes de notre bateau.
En
subissant le même sort que la mauvaise mère, la bonne mère entraîna fatalement dans
sa chute l’Évangile de la liberté, de la justice et de la paix.
Qui l’eût
dit? Dans l’ombre des soutanes noires, des capuches noires, des confessionnaux
noirs, des messes en noir, dans l’univers des âmes du purgatoire, des chapelets
et des indulgences, des pompes cléricales
et des prétentions d’infaillibilité, se cachait, comme dans l’étable de
Bethléem, la douce lumière de l’évangile. Des âmes simples et bonnes l’ont perçue et l’ont
gardée en vie. Mais comment, entre les murs de l’Église-forteresse, allait-on
entendre la voix libératrice de Jésus de Nazareth, quand ces mêmes murs
construits pour apporter sécurité et bonheur, écrasaient sans merci la femme, le
sexe, le corps, la matière, l’évolution, et réduisaient en poussière la liberté de
penser, la liberté de s’exprimer, bref, la liberté tout court, et, bien
entendu, toute velléité d’émancipation?
Jésus,
son histoire, sa parole, ont été utilisés pour justifier l’oppression alors
qu’il a été cloué à la croix précisément
pour s’être insurgé contre toute oppression, en commençant par celle de
la religion. Le grand cri de ce Jésus qui a aimé la justice, la liberté, l’être humain et son Dieu, de tout
son cœur, de toute son âme et jusqu’au sang, a été étouffé et entièrement
détourné et dénaturalisé, non pas par les « méchants », les
mécréants, les athées et les dévoyés, mais par ceux et celles qui prétendaient
être ses témoins et ses disciples les plus fervents. C’est pourquoi, quelque
part dans mon identité, il y a un sentiment de trahison de la part de l’Église.
Ce sentiment amer s’est vu renforcé par les révélations récentes sur les pensionnats
autochtones, les orphelins de Duplessis et les abus sexuels perpétrés dans certaines
institutions dirigées par des religieux. Ces formateurs religieux, une minorité,
- ce qui n’excuse rien -, étaient souvent de véritables inquisiteurs. Pour eux, le moindre désir sexuel était un
signe de déchéance humaine qu’il fallait débusquer et combattre comme le diable
en personne. De là leur intrusion dans l’intimité des jeunes et moins jeunes, avec
tout ce qui s’en est ensuivi...
Je prends mon mal en patience. Je suis un
chien qui ronge l’os… Je suis compagnon des bœufs au pas lent et je suis le
guide des percherons qui tirent lourdement la charrue. Des vaches rousses,
blanches ou noires, des troupeaux de
moutons et de porcs, un monde ailé de poules, d’oies et de canards servent mon
peuple, l’accompagnent, le nourrissent. Je
bâtis des maisons, des hangars, des granges, des phares, des bateaux, des
scieries, des écoles, des églises; je suis un bâtisseur de pays.
J’ai connu la faim, j’ai connu la peste,
j’ai connu le froid, j’ai connu le pain noir et la détresse; j’ai connu le
désespoir, j’ai connu l’exil. Fuyant la famine, la moitié de mon peuple s’est
dispersée dans les lointaines régions de l’ouest et en plus grand nombre encore
au sud de la frontière. J’ai été bûcheron, trappeur, chasseur, manœuvre, homme
et femme à tout faire, forgeron, faiseur de routes et de ponts, ouvrier
d’usine, journalier. J’ai eu mes heures de joie. J’ai été violoneux,
chansonnette, rigodon, conteur
d’histoires, et j’ai vogué sur les eaux des symphonies, de la poésie, du théâtre et de tous les arts.
J’aime les rythmes fous de la musique jeune. Je suis hockey, je suis le Canadien de Montréal, je suis ski, je
suis raquette, je suis baseball et pirouette dans les airs. Je suis hyper
techno. Je suis de tous les genres; je suis même de mon genre à moi.
Je suis chorale d’église à la voix grave et
douce. Je suis les cloches de Noël, de Pâques, les cloches de fête. Je suis
missionnaire aux quatre coins du monde. Dans leur pays lointain, des petits
Chinois sont-ils parfois vendus comme esclaves? Je les rachète avec mes sous et
mes prières pour en faire de bons chrétiens. J’ai mes heures de mystique et
d’extase et je traverse des nuits de grande frayeur. Je suis aussi le glas. La
mort vit à mes côtés. Parfois les cimetières poussent plus vite que les
villages. Partout je dresse des croix pour me rappeler que, comme braise sous
la cendre, la vie peut dormir sous la mort mais jamais ne s’éteint. Au plus fort des
tempêtes je m’accroche à cette lueur comme un bateau à son ancre. Et me voici
encore vivant.
Nous avons fait tout de nos mains. Nous
avons été porteurs d’eau et nous avons dit : « Je suis le chien qui ronge
l’os… ». Et puis soudain nous nous
sommes cabrés. Nous nous sommes révoltés. Et nous avons été écrasés. Les douze Patriotes
pendus Au pied du Courant, c’est moi.
Les 58 bannis en Australie, au pays des forçats, c’est moi. Les exilés aux
États-Unis naissants, c’est moi. Les fermes incendiées, les villages pillés, les
familles terrorisées et affamées, c’est moi. Leur sang coule dans mes veines et leur humiliation
brûle encore mon front. Plus tard je serai Louis Riel, l’autre pendu célèbre, le
visionnaire sacrifié pour les droits du peuple métis.
C’est pourquoi, au cœur de mon identité, se
trouvent les pauvres de la Terre, créés, non pas par Dieu, mais par l’insatiable
cupidité des plus forts conformément à la loi de la jungle. Je suis le pauvre, l’itinérant
éternel, le crucifié de toutes les
mondialisations, de toutes les guerres, de toutes les chasses à l’éléphant, au
pétrole et à l’or. Comme tous les pauvres et les déshérités de la Terre je
suis impuissant, indigné, désespéré,
assoiffé de vérité, de justice et de liberté. Les pauvres sont enfouis au
centre de mon cœur avec l’Évangile de Jésus. Car l’Évangile se résume à un seul
cri: le CRI de tous les pauvres et tous les malheureux de l’Histoire, ce Cri
terrible que le Crucifié du Calvaire
pousse avec la dernière énergie dans l’interminable nuit de la Croix. Dès lors,
c’est dans la Résurrection, la réponse de Dieu à ce cri, que ma vie trouve sa
raison d’être, son élan vital et son soleil.
Quand les usines commencèrent à pousser, on
a eu besoin de moi pour les faire
tourner. J’ai répondu à l’appel et j’ai ployé l’échine. Pour un pain de misère,
moi, ma femme, mes enfants, nous avons été exploités jusqu’à la moelle des os. Avec
notre sang nous avons irrigué les grosses fortunes de ceux que nous croyions
être nos bienfaiteurs; à la fin, nous avons découvert que nous n’étions que leurs
esclaves…
Je suis l’Empress of Ireland…
Je suis Garneau, Crémazie, Félix Leclerc,
Marie-Victorin, Nelligan, André Mathieu. Je suis Menaud, maître-draveur. Je
suis le Survenant. Je suis le Roi du Nord, je suis Louis Cyr, la Bolduc et le
Frère André, et je suis Maurice Richard.
Je suis le Refus Global, Borduas, Riopelle, Pelland, Jean-Paul Lemieux,
Madeleine Ferron. Je suis Gabrielle Roy, Anne Hébert, Vadeboncoeur, Aquin,
Vallières, Tremblay, Blais, Miron. Je suis aussi Lionel Groulx, ce bon vieux chantre
de notre passé. Je suis Camilien Houde, et je suis Jean Lesage. Je suis René
Lévesque. Je suis Michel Chartrand et Simonne Monet. Je suis Madeleine Parent
et je suis Yvon Deschamps. Je suis Clémence aussi, et Céline, et Dodo et Robert
Charlebois. Je suis Dédé. Je suis Johnny Rougeau et Mad Dog.
Montréal est un grand village très cossu à
l’ouest; à l’est, il s'étire en une immense bourgade de boîtes carrées de briques et de tôle. Ce gros village, c’est nous qui l’avons bâti. Eux, à l’ouest, y ont mis le capital, la science et la
technologie, et nous, à l’est, la sueur, le muscle, l’épaule, le cœur, et la
main d’œuvre de misère. Leur projet
était de nous rendre minoritaires à bon prix et faire de notre pays la succursale
de « leur » pays. Ce projet a réussi en très grande partie, même si
on aime le nier.
Je suis le Honduras, l’Argentine, la Chine,
un amoureux de ces pays où j’ai eu le grand bonheur de vivre. Je suis Tilcara,
où a poussé la petite famille qui est devenue la grande joie de mon cœur. Je
suis Dragon, mon cher chien prolétaire. En
fait, je suis le monde entier. Je suis d’un peuple qui ouvre ses bras à la
grande famille des nations. Mais pendant que nous accueillons le sang, les
cerveaux, le cœur, la richesse, les rêves et les drames d’un nombre incroyable
de cultures, nous habitons une maison qui n’est pas vraiment notre maison. Elle
est si peu à nous que nous n’osons même plus la peupler d’enfants de notre sang.
Par deux fois, à l’intérieur d’un continent
qui a déjà été le nôtre, nous avons tenté d’être autre chose que des locataires,
mais nous nous sommes cassé les dents. Bêtement. Et par notre faute. Au moment
de plonger, beaucoup d’entre nous, encore
prisonniers de la peur, ont fait un pas en arrière. Pourtant nous avons
construit un système de puissance énergétique parmi les plus propres et performants
du monde, et nous exportons un peu
partout sur la planète non seulement du minerai, du cirque, du showbiz et du burlesque, mais aussi des avions, des
machines, de l’art, de la beauté et du
génie. Nous n’avons besoin d’aucune tutelle.
Nous sommes une nation à l’avenir incertain.
Si nous voulons devenir pleinement nous-mêmes et ne pas disparaître, nous devons
consolider nos fondations, renforcer nos structures, rebâtir ce qui s’écroule.
À cette fin nous devons avoir plein accès à nos ressources et occuper tous les espaces
qui nous reviennent. Mais sans l’accord des gouvernements d’Ottawa et d’au
moins sept provinces du Canada, ce rêve est en grande partie impossible. Ce sont
eux qui décident, et non pas nous. Le
dernier mot leur appartient. Qu’on le veuille ou pas, nous sommes « sous
tutelle ». Depuis les Plaines d’Abraham, le projet du conquérant était de nous mettre en minorité, eh bien,
nous y sommes. On rêvait de nous assimiler, et voilà, c’est chose faite. Tout
ce dont je puis me vanter, c’est que je suis d’un pays dont je n’ai pas signé la
Constitution.
Nous sommes en état comateux. Le chien a
vieilli. Il s’est usé les dents à ronger l’os et maintenant il mâchouille sa
laisse. Faisant fi d’un héritage de 400 ans,
60% de notre propre peuple qui a survécu aux Plaines d’Abraham est maintenant
anesthésié et aux soins palliatifs.
Les Anglais, pensez-vous que je les hais? Même
pas! Nous nous ignorons mutuellement, rien de plus. Sont-ils plus méchants que
nous? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que si j’avais été dans leurs bottes
et eux dans les miennes, j’aurais agi envers eux comme ils ont agi envers moi.
Et peut-être que j’aurais fait pis. Non, les Anglais n’ont pas le monopole de
la malveillance; ils ont une merveilleuse culture avec de nombreux sages et de
nombreux saints, et certains sont pour moi d’admirables amis. En gros, le seul grand défaut des Anglais, c’est qu’ils ont été nos vainqueurs.
Ceci étant dit, nos ancêtres ont jugé que la défaite militaire de 1759 n’était pas la fin de tout. À mains nues et
par mille combats ils ont résisté pour le droit d’être autre chose que des
vaincus. Ils étaient des résistants, j’en suis un moi aussi.
Je suis Norman Bethune.
Les nouvelles générations ont raison de s’estimer
satisfaites de leur vie au Québec. Elles
n’ont qu’à ouvrir le bec pour recueillir le fruit des combats passés. Mais elles ont tort de penser que la paix, la
prospérité, la sécurité sociale et linguistique dont elles jouissent présentement
leur viennent du gentil Canada, alors que tout cela a été conquis de haute
lutte par nous-mêmes, seulement par nous, et le plus souvent contre le Canada
lui-même! Tout cela a été gagné millimètre par millimètre par le Québec. Nous
ne devons rien à d’autres qu’à nous-mêmes…
Nous avons résisté pour nous tenir debout et pour que, sans complexe, nous soyons capables d’aller à
la rencontre des autres sans cesser d’être nous-mêmes et sans crainte de nous
faire avaler. Il est inimaginable que
nous ayons mené ces luttes pour que nos descendants se laissent dissoudre dans
l’immense Disneyland d’une Amérique du Nord entièrement dominée par le pouvoir
impérial, militaire et mercantile d’une élite de milliardaires cyniques, blancs,
anglo-saxons, fondamentalistes, corrompus et tout-puissants.
On l’aura compris, mon identité ne se
trouve pas dans la gauche bourgeoise, ni
dans celle qui casse les jambes et les vitres. Elle n’est pas non plus du côté
du 1% qui contrôle pour lui-même une richesse qui devrait être partagée entre
tous. Elle ne puise surtout pas à un quelconque nationalisme ethnique, étroit,
fermé, fanatique et revendicateur, ni à une pensée chrétienne qui, malgré
certains efforts, semble jusqu’à maintenant
profondément incapable de se réinventer. Mon identité, je la trouve en moi-même
et chez les individus et les groupes qui, tout en étant proches de leurs
propres racines, sont entièrement ouverts aux autres. Là où, sans banques ni armées, on décide de ne
plus piller la Terre. Là où on donne autant que l’on reçoit. Là où on invente et
l’on crée, là où on ne craint pas le nouveau et le différent, là où on embrasse
l’autre. Là où on aime le vrai et le beau. Là où on sort des croyances pour s’ouvrir
à tous les possibles, y compris le transcendant. C’est dans cette mouvance que
je me trouve chez moi, que j’émerge et que j’apprends à ÊTRE…
J’arrête ici cette simple évocation de celui
que je pourrais être. À quoi bon
continuer? Car l’identité qui se décrit n’est que passagère et bientôt ne sera
que poussière. La véritable identité ne se décrit pas.
Qui suis-je donc finalement?...
Je suis un « élan » qui s’arrache
tranquillement à l’ombre pour se glisser doucement dans le Réel.
Ou quelque chose comme ça.
Eloy Roy
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