Mon cher Dragon, de tous les dragons du monde tu es le
plus formidable ! Ta mère était une exquise princesse saucisse qui eut
une affaire sulfureuse avec un chien policier… De cette fusion atomique, cher
Dragon, tu es né comme synthèse de la thèse et de l'antithèse. Avec toi se
termine la lutte des contraires et prend fin l’éternel combat entre l'intelligence
et le bâton.
Lorsque tu es entré dans ma vie, à Tilcara, il
y a trente-cinq ans, tu n’étais qu’un chiot dont un tendre gamin du village
avait fait cadeau à mon fils Edu. Lui et moi nous t’avons
accueilli pleins de joie comme un trésor venu d'une étoile.
Ton enfance a été un feu roulant d’espiègleries et de
rires. Avec le temps, tu t’es rassis et tu es devenu mon secrétaire et confident.
Le soir, étendu comme un tapis sur le plancher, tu écoutais avec patience les
monologues en espagnol et en français de l'incorrigible rêveur que je suis. Tu me
regardais parfois d’un œil ennuyé mais ne bougonnais jamais. Et pour m’exprimer
ton opinion, tu bougeais la queue.
Tu as
fait partie de la famille. Nos joies et nos peines tu les as toutes partagées.
Quand Miriam, la mère des petits, était enceinte d’eux, tu ne la laissais pas d’une
semelle. Tu l'accompagnais partout en veillant sur elle comme sur la
prunelle de tes yeux. Tu ne laissais approcher que les plus intimes. Pour les autres mieux
valait rester à distance, sinon tu te mettais à grogner et à montrer les dents,
prêt à défendre jusqu'à la mort la future maman et le trésor qu'elle portait
dans son ventre.
Tu allais
régulièrement à l’église. En entrant dans le chœur, tu commençais par te
secouer les puces et à te gratter là où ça pique ; ensuite tu te couchais
entre les deux pattes en bois de cactus de la table de l'autel. Enroulé sur ta
carpette rouge, tu écoutais stoïquement mes interminables sermons. Parfois tu
applaudissais des oreilles, d’autres fois tu bâillais.
Tu étais sensuel. Par ton ascendance maternelle, tu
adorais toutes les douceurs de la vie : les coussins, les sofas, le
fauteuil de bois doré et de velours
épiscopal… Mais par ton ascendance
paternelle tu cherchais la bagarre et le grabuge. Tu traînais dans la rue, tu te
fourrais partout, tu étais effronté et canaille. Parfois tu avais le port gracieux
d’un prince mais souvent tu avais l’air d’un voyou.
Grand séducteur, tu t’es laissé kidnapper pendant des
semaines par une dame docteure qui te
baignait, te parfumait, t'habillait de tulle et te faisait dormir dans son lit entre
des draps de soie. Tu as également été, pendant deux ou trois mois, le chevalier
servant d’une enseignante ; tu l’accompagnais sur un sentier pierreux de
la montagne, en faisant chaque jour avec elle l’aller-retour entre Tilcara et la
petite école d’Alfarcito. L’institutrice se pliait évidemment à tous tes caprices; c’est bien pour cela que
tu étais si galant avec elle. Quand il m’arrivait de te prendre en flagrant
délit de profiter un peu trop de la bonté d’Élisa ou d’autres personnes généreuses comme elle, tu détournais la tête
en faisant semblant de ne pas me connaître…
Dans tout Tilcara il n’y avait pas beaucoup de maisons
dans lesquelles tu ne te sentais pas chez
toi, ni beaucoup de solitudes que tu n’aies partagées. N’eût été le vacarme des tambours,
des sikus et de la cloche fêlée de l’église qui étaient une torture pour tes
oreilles, tu aurais toujours été le premier à danser au carnaval et à chanter dans
les processions. Et jamais dans ta vie de quadrupède tu n’aurais raté une de
ces manifestations pacifiquement bruyantes où le peuple indigné et allumé préconise
sur tous les tons que le monde doit être refait des pieds à la
tête.
De toute façon, je soupçonne qu’au-delà de ton amour
pour la dolce vita, tu avais un
faible pour les pauvres et pour la justice, pour la cause des disparus de la
dictature, pour les droits de la femme et de la Terre, pour la liberté et la
démocratie, pour l’affirmation de la culture indigène, et pour une Église qui ne se prostituerait pas
avec l’oligarchie et les fusils, mais j’arrête ici, sinon on va penser que je
fais de la projection... Je crois quand même que tu as réussi à comprendre bien
avant moi que les luttes entre bons et méchants
sont à long terme très autodestructrices, et que le chemin vers un avenir décent, c’est d’être tout simplement gauchos.
Tu passais des nuits entières sur le toit de la maison
du maire à t’éclater avec la Première dame canine du village. Mais, au lever du
soleil, tu sautais chez les Sœurs d’à
côté et te glissais dans leur minuscule chapelle. Les Sœurs faisaient partie de
ton club de fans, et les accompagner
à leur prière du matin était essentiel à ta vie. Luisa, la plus douce et la
plus âgée de la communauté, était ta préférée. Tu te collais à ses jupes et, entre
deux psaumes, elle te caressait
gentiment. En bonne fille de Saint François, elle fermait les yeux sur ta vie
privée et ne te trouvait aucun défaut. L’après-midi, elle sortait travailler au
service du prochain, tandis que toi, pour refaire tes forces érodées par tes excès
nocturnes, tu faisais la sieste comme un ange sur son lit immaculé.
Tu t'es battu avec les dogues les plus terrifiants,
les plus snobs et les plus mal élevés de Tilcara ; ils ont tailladé ta
face de leurs immenses crocs et ont laissé sur ton corps les glorieuses
coutures d’innombrables cicatrices. Ces
guerres fameuses t’ont quand même mené à la conquête des femelles les plus sophistiquées
de la ville. Tu as peuplé la région de nombreux rejetons qui poursuivent jusqu’à
nos jours ton œuvre de civilisation.
À la paroisse, lorsque prit fin la guerre des missiles,
tu ne t'es pas rallié au vieux prêtre teuton qui était parvenu à faire main
basse sur l’église et déjà fourbissait ses armes pour passer les cerveaux du village
au fil de sa théologie talibane. Pas un seul instant tu ne t'es laissé intimider
par cet ancien caporal de la Wehrmacht. Lors de sa première messe à la paroisse,
comme d’habitude tu te trouvais à l’église, enroulé sous la table de l’autel. Dès que grincèrent dans tes oreilles les
premiers mots acides du triste curé, tu bondis
sur ton séant, tu levas la patte et arrosas lentement et copieusement un des deux pieds en
bois de cactus de la table de l’autel. Puis, avec calme, tu relâchas les
oreilles en signe de suprême indifférence,
tu déployas ta queue comme une antenne, tu dressas la tête et tu descendis
l’allée centrale de l’église avec la hauteur d'un Viltipoco récupérant sa
gloire perdue. Jamais tu ne remis les pieds dans cette église qui t’était
pourtant très chère et dont tu étais un des fidèles les plus assidus. Jamais plus.
Depuis une fenêtre du ciel, Dieu avait tout vu.
Aujourd’hui encore Il se remémore la scène avec délices en s’émerveillant de ton
culot de Dragon et de la remarquable justesse de ton discernement.
Des années passèrent. Je me trouvais dans la lointaine
Chine lorsque me parvint une lettre de Tilcara. Cette lettre me racontait dans
les détails tes derniers moments sur cette Terre. Un jour, en traînant sur le
dos tes seize années de vie de chien, tu
grimpas une à une la moitié des étroites marches de l’Escalinata (haut escalier
du village qui relie deux quartiers séparés par un escarpement élevé). Tu es
arrivé presque moribond chez Norma Maine. C’est de là que tu avais choisi de faire
tes adieux au monde.
Norma et ses enfants t'accueillirent avec émotion. Jusqu'à
ton dernier souffle ils t’enveloppèrent de leur tendresse. Mais tes jours
étaient comptés. Lorsque le moment arriva de partir, un froid mystérieux tomba sur
toi et t’envahit jusqu’aux os. Tu te mis à grelotter et à claquer des dents. Rien ne pouvait te réchauffer. - La Bible rapporte
que, au moment de mourir, le vieux roi David (un autre coquin aimé de Dieu) fut frappé lui aussi d’une terrible attaque de
froid. Mais, dès qu'il sentit dans le lit royal le corps de la belle Abishag se blottir contre le sien, le vieillard se
ragaillardit comme par enchantement et partit rasséréné vers l’au-delà. - Cette histoire hautement instructive n’était
pas connue de Norma et ses enfants ; ils la reproduisirent néanmoins à la
perfection. En te voyant trembler si fort, les enfants coururent chez le voisin emprunter une petite chienne toute
mignonne, et s’empressèrent de la déposer contre tes os frileux. Peu à peu, un
brin de chaleur se diffusa dans ton être et le calme vint. Tu allais donc quitter
ce monde avec les mêmes consolations que le roi David, vieux coureur de jupons
et brave vainqueur du géant Goliath.
Lorsque, enfin, ton heure sonna, Norma et les enfants pleurèrent
à chaudes larmes. Norma se jeta à genoux priant Dieu de lui inspirer une action-miracle
qui pût t’aider à partir sans trop
souffrir. À l’instant même elle prit conscience qu'elle tenait déjà en main un
pichet rempli d’eau ; sans faire ni une ni deux, elle te baptisa !
Tu es donc mort catholique, mon cher Dragon… Pour sûr,
non pas catholique de l’Église impériale des bonnets pointus ou des vétérans de
la Wehrmacht, mais catholique d’une grande Église anonyme et sans murailles,
tendre et courageuse, qui est formée par
le monde ordinaire. Cette Église non officielle fait souvent des choses non
autorisées par les livres; c’est avec son cœur qu'elle se guide. Et jamais elle
ne se trouve très loin des crèches et des calvaires de ce monde.
Tes trois anges de l’Escalinata ont porté ton corps de
Dragon au-dessus de Tilcara, sur les flancs de la Montagne Noire. Ils t'ont
enterré en secret, à quelque 300 mètres plus haut que la croix, en ligne avec
le point où le Soleil se lève le matin. C’est de là que ta petite âme de
Dragon a continué son voyage de vie sur le
vieux sentier en zigzag - et pas encore complètement effacé - « qui relie la vallée aux étoiles »…
Tu es retourné tranquillement au pays d’où tu étais venu.
Eloy
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