10 octobre 2015

PATUCA



Des terres arides du Sud du Honduras vers le paradis du Patuca


 
 Avec

Jean-Louis Nadeau 
et Normand Landreville







Une centaine de  paysans du Honduras et deux missionnaires du Québec revivent en petit le grand exploit de l’Exode par lequel la Bible inaugure l’histoire du salut.

                                                                         Par: ELOY ROY                                                                                


Tournant le dos à la misère de leurs montagnes de roches,  un  groupe de paysans du Sud du Honduras, 90 hommes et 15 femmes, s’apprêtent à partir vers une vie meilleure. Jean-Louis et Normand, jeunes et hardis missionnaires devant le Seigneur,  partent avec eux. Ils savent qu’à quatre cents kilomètres plus au nord,  quelque part dans la jungle, les attend une terre où « coulent le lait et le miel ».  Des éclaireurs les ont précédés pour  repérer un endroit qui, dans leur imaginaire, possède déjà l’aura d’une  nouvelle « terre promise ».


Départ préparé de longue date

Ces partants sont des pauvres au cœur vaillant, débrouillards,  prêts à tout. Ils vont tout quitter pour se libérer d’une vie d’esclaves collée à une terre morcelée, épuisée, couverte de cailloux. Ils seront,  dans les forêts du nord,  les pionniers d’un  « paradis » où, par vagues successives et en moins de dix ans, 20 000 familles les rejoindront. Des flottes de camions chargés de mules, de vaches, de chevaux, d’ânes et de chèvres leur emboîteront le pas; ces frères animaux joueront un rôle vital dans cette entreprise de salut.

Car il s’agit bien de salut pour ces paysans qui n’en peuvent plus d’une vie sans avenir. Ils proviennent tous de petites communautés qui ne sont pas apparues comme des champignons en une nuit.  Ils sont le fruit longuement mûri d’une jeune Église missionnaire du Sud du Honduras, où les prêtres de la Société des Missions-Étrangères du Québec, épaulés par les Filles de Jésus, les Sœurs du St-Rosaire, les Petites sœurs de l’immaculée et autres collaboratrices et collaborateurs honduriens ou venus de l’étranger, ont travaillé inlassablement à les faire grandir en prenant soin de ne pas séparer le spirituel du social.

Ils se sont formés dans des centaines de petites communautés chrétiennes à travers d’organisations très humbles comme  l’Apostolat de la prière,  ou d’autres plus révolutionnaires, comme ce mouvement de réappropriation de terres usurpées par la corruption et la violence de grands propriétaires. Le système  d’éducation populaire des Écoles radiophoniques a alphabétisé ces paysans et les a ouverts au monde. Un grand nombre d’autres services de conscientisation, de solidarité économique, de promotion  humaine et citoyenne, les ont préparés à s’engager pour un changement radical. La religiosité, si profondément enracinée dans la culture de ces petites communautés, s’est canalisée et  épanouie dans la Célébration de la Parole,  un service très large qui a apporté  une formation biblique de base aux animateurs et animatrices de ces communautés,  et  développé en eux/elles une étonnante vitalité spirituelle et sociale.

Animés par la Parole de Dieu

Combien de fois les cœurs simples et ouverts de ces petites communautés ont entendu résonner en eux cette Parole qui marque le départ de tout cheminement avec le Dieu de la Bible : « Quitte ton pays, quitte ta terre, quitte tout, mets-toi en route, suis-moi. Je serai avec toi. Tu n’as pas de carte? Ma Parole sera ton chemin. Pas de nourriture pour le voyage? Ma Parole sera ton pain ».

Cette Parole de Dieu, qui se répète au long de l’histoire tumultueuse du petit peuple de la Bible, éveille l’esprit de ces bonnes gens et devient leur guide. Elle met devant leurs yeux Abraham, Joseph, Moïse, ces hommes d’une foi sans réserve qui ont tout abandonné, et ont dû affronter des périls sans nombre pour donner un nom et une terre à leur petit peuple qui errait dans les déserts. Elle leur montre les deux frères, Moïse et Aaron, franchissant des obstacles surhumains pour arracher leur  peuple à un exil de quatre siècles, le délivrer d’un terrible esclavage et le sauver d’une extermination certaine. Également, les Prophètes de la Bible, ces géants de la liberté, de la justice et de la miséricorde, deviennent aux yeux de ces petites communautés des modèles inégalés de courage et de foi en un Dieu qui n’est pas fait de bois, de marbre, de bronze ou de plâtre, mais qui est Vie  et est le Possible de tous les impossibles.

Le cœur de ces humbles paysans est habité avant tout par une Parole de Dieu qui leur restitue Jésus de Nazareth, celui-là même qui, avant d’être décoré de toutes les gloires célestes,  marche avec les pauvres, guérit, aime, soutient, pardonne, relève, se fait proche de ceux et celles qui ne sont rien, et prend sur lui-même le poids de la misère humaine jusqu’à l’horreur de la croix…  Ce Jésus ressemble à s’y méprendre à eux, les paysans. Il leur parle aujourd’hui comme hier. Il est l’un des leurs. Il n’est pas mort.

La Parole de Dieu a également gravé en profondeur dans l’inconscient de ces petites communautés l’image des premiers chrétiens qui partageaient tout ce qu’ils possédaient, si bien que parmi eux il n’y avait plus de pauvres ni de riches : tous étaient égaux! C’était là le grand signe du salut, la preuve non équivoque que Jésus était le vainqueur de la mort et qu’il vivait au milieu d’eux. Ce grand miracle de justice et de fraternité de la première communauté chrétienne était donc le  modèle à imiter, le chemin à suivre, le sacrement à incarner.

Enfin, le départ!

Ainsi formé depuis des années par la Parole de Dieu et poussé par une foi à déplacer les montagnes, notre petit groupe de paysans du Sud du Honduras se met en marche avec armes et bagages : des tentes, des hamacs, des outils agricoles et de menuiserie, des casseroles, des chandelles, un petit ballot de linge, une ou deux guitares, une douzaine de poules, quatre ou cinq chiens et autant de chats, trois carabines, et, par-dessus tout, les précieux sacs de grains de maïs, de fèves et de riz destinés à ensemencer la terre nouvelle.  Ici, 3220 ans d’histoire biblique se glissent dans la peau de nos braves gens. Normand Landreville et Jean-Louis Nadeau, qui sont  en grande partie l’âme de cette expédition, suscitent tellement d’admiration, d’assurance et d’espoir que bientôt leurs compagnons d’aventure leur accolent candidement et fièrement les noms de Moïse et d’Aaron. À l’époque, Normand était prêtre des Missions-Étrangères du Québec,  et Jean-Louis l’est toujours. 

L’heure de  revivre à leur manière leur « passage de la Mer Rouge » est donc arrivée. Cela se fera forcément en version hondurienne et à échelle très modeste : pas en hébreu, mais en espagnol; pas en portant des turbans, mais en arborant de beaux chapeaux de paille « made in Honduras »; pas en chaussant des sandales, mais des « caites » et de  hautes  bottes en caoutchouc; pas en brandissant l’épée, mais en tenant à la ceinture une  machette bien aiguisée  à côté d’une gourde d’eau; pas en se nourrissant de pains azymes ou de mystérieuse manne, mais en se bourrant de tortillas que les femmes fabriquent en cours de route. Pas quarante ans à errer dans le désert, mais cinq ou six jours à s’enfoncer dans la jungle et à se transplanter dans une terre pleine d’avenir. Nous ne sommes pas en l’an 1250  avant Jésus-Christ, mais 3200 ans plus tard, le 23 mars de l’année 1973 de notre ère.

Tout ce beau monde s’entasse dans  trois ou quatre camions-bus et quitte Choluteca pour  se diriger vers le pays rêvé. La route est passable jusqu’à la petite ville de Juticalpa,   mais au-delà de ce point, elle se transforme en roulières de moins en moins rassurantes. C’est en retenant son souffle que la caravane  réussit quand même à se rendre jusqu’à la rivière Guayambre. Les véhicules à double traction ne peuvent aller plus loin. La civilisation finit là. Tout le monde  descend, on transporte les bagages comme on peut, on traverse le cours d’eau en canot ou sur le dos de chevaux  empruntés à un campement des alentours.


Commence alors la seconde partie du périple. Ce sera la plus hasardeuse et la plus difficile.  À partir de cet endroit tout se fait à pied. On s’attaque à une première montagne très escarpée qui en fait baver plus d’un. La pluie, les glissements de terre et les coulées de boue rendent la marche extrêmement pénible. À certains  endroits on ne peut descendre qu’en se laissant glisser le long de flancs raides et rocheux; cela vaudra à cette montagne d’être baptisée du doux nom de « Mont Gratte-Fesses ». Après une montagne,  une autre suit et un chapelet d’autres plus abordables, la première ayant été la plus casse-cou. Ici et là, de grands espaces ont déjà été déboisés, mais par endroits la forêt est encore intacte et la végétation, luxuriante. Bientôt d’immenses troncs jetés pêle-mêle bloquent la marche; on est sur les traces de bûcherons qui sont passés par là pour couper le bois. Et  quel bois : il y a même des arbres d’acajou de valeur inestimable! 

En forêt,  de grands lots ont déjà leurs propriétaires qui  ont  commencé à exploiter ces bois précieux. Mais, plus loin,  dans les arrière-fonds, la forêt n’appartient encore à personne. C’est là que le  Gouvernement va allouer des milliers d’hectares de bonne terre à notre groupe de paysans et à tous les autres qui viendront après. Les haches, les machettes, les barres de fer, les scies mécaniques  se mettent à l’œuvre  et font voler les obstacles un à un  jusqu’à ce que le passage soit suffisamment dégagé pour que toute la troupe puisse passer.

La terre nouvelle

À chaque étape, quand tombe la nuit, on déploie les hamacs en les accrochant aux arbres ;  morts de fatigue, les corps prennent leur repos en se laissant bercer sous les ailes des palmiers et le regard des étoiles. Et puis, le lendemain, on se remet en route. Encore  deux ou trois autres jours de marche harassante, et voilà que  soudain on débouche sur une vaste plaine entourée d’arbres géants  comme on n’en a jamais vu. La vie éclate de toutes parts. Tous les cœurs battent. La « Terre promise », la voici! Elle est magnifique et leur tend les bras. C’est en cette Terre maternelle que nos braves gens vont s’enraciner jusqu’à la fin de leurs jours et pour toutes  les générations à venir.

Implantation

On se met au travail sans tarder. Un espace est distribué à chacun, les tâches sont partagées et les corvées sont organisées pour puiser l’eau, laver le linge, cuisiner, défricher et couper le bois en vue des premières constructions. Puis on  bèche la terre, on aménage à la hâte un grand potager, on sème les fèves, le riz, les carottes, les oignons, les choux…  On défriche un champ entre les arbres et on sème le maïs.  On fabrique les premières poutres, les premières planches, les premiers murs, le premier toit, les bancs, les tables, les lits, un coin pour se doucher au seau et à la cannette, un coin pour les latrines, un coin pour les poules;  cela se fait à la main,  avec très peu d’outils et selon les habilités et l’ardeur de chacun.  Tout le monde met l’épaule à la roue et se dépasse en ingéniosité et en bonne volonté. On sifflote et on chantonne en travaillant.

Tous sont importants

En un premier temps, le grand groupe reste concentré autour de la Maison communautaire,  mais peu à peu des groupes plus petits s’organisent et commencent à essaimer aux alentours; ils deviendront plus tard les noyaux de communautés nouvelles.
Dans cette aventure, tous sont importants. Par la tâche commune qu’ils partagent et dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit de valable si ce n’est à l’intérieur d’un travail bien coordonné dans lequel chacun a un rôle irremplaçable à jouer, tous les  groupes deviennent plus que jamais conscients du pouvoir inouï de la communauté. Reliés les uns aux autres et poussant tous dans la même direction, ils se perçoivent  égaux et se sentent un.  Alors, à leurs yeux, plus rien ne leur paraît impossible. Dieu existe-t-il? Si on peut lui toucher, c’est là qu’il est. 

Les deux prêtres

Jean-Louis et Normand en sont une preuve palpable. Voir ces deux hommes marcher, suer, travailler, lutter comme s’ils étaient des paysans comme eux, remplit d’admiration la petite communauté.  Ils sont prêtres, mais ils ne sont pas là seulement pour bénir et dire des paroles édifiantes. Ils ne se tiennent pas à l’écart. Ils n’ont pas de régime spécial. Ils chaussent des bottes de caoutchouc comme tout le monde, portent le chapeau de paille, ont la peau brulée au soleil comme eux; ils manient la machette, la scie, le marteau, la tronçonneuse  comme des as, montent à cheval comme eux, font des plans avec eux, dessinent des cartes avec eux, construisent des ponts avec eux, défrichent comme eux, mangent comme eux, dorment comme eux, se salissent les mains comme eux, prient et espèrent comme eux. 
Voir des prêtres autrement qu’en soutane immaculée ou en chasuble,  mains blanches, servis par des enfants de chœur, et les découvrir comme des êtres humains comme eux, exhalant la même odeur qu’eux,  est une révélation. Ils les connaissaient déjà très bien. Là, dans le Sud, ils les avaient déjà vus bien des fois en jeans et en jeep, luttant à leurs côtés, mais ils pensaient que c’était juste de temps en temps, car,  toujours très occupés, ils venaient et ils partaient. Ils ne les avaient pas encore vus vivre vraiment avec eux. Maintenant ils les voient, non pas à la messe, non pas en session de ci ou de ça, mais en chair et en os, avec eux et comme eux, demeurant avec eux, partageant la même lutte, le même rêve, et le même sort qu’eux.

Ce qui les émerveille par-dessus tout, c’est qu’ils ne travaillent pas pour un salaire (ils n’en ont jamais touché de leur vie). Ils ne travaillent pas  pour l’argent, ils ne chargent rien à personne;  au contraire, ce sont eux qui donnent des sous que des bonnes gens de leur pays leur envoient. Ils donnent tout ce qu’ils ont. Ils travaillent gratuitement et avec un tel plaisir qu’on dirait qu’ils se font un cadeau à eux-mêmes chaque fois qu’ils dépannent quelqu’un. Avec ces deux prêtres, les paysans se sentent égaux. Ils se  sentent importants. Ils se sentent pareils. S’il est vrai que ces prêtres pourraient représenter Dieu au milieu d’eux, eh bien, il devient évident à leurs yeux que Dieu n’a jamais été un étranger et que, depuis toujours, Il  est en quelque sorte un paysan comme eux.

Pas de cléricalisme

La maison commune se construit et, autour d’elle, poussent tout doucement   les maisonnettes destinées aux  familles  des pionniers qui bientôt viendront les rejoindre. L’organisation prend forme. On établit différents services et on place des responsables à leur tête. Les prêtres n’ont pas à intervenir plus que les autres dans ce processus. Car ce qui concerne la communauté est affaire de toute la communauté. Les décisions se prennent toujours en commun, et on procède par consensus. Cela est sacré.  Donc, pas de petits chefs au-dessus des autres pour donner des ordres, sinon ce serait la mort de la  communauté. Les prêtres, de toute évidence, ont un rôle particulier à jouer, mais ils n’exercent aucun  monopole : ils remplissent leur fonction spécifique en harmonie avec la communauté, sans jamais se tenir à part ou au-dessus d’elle. Ils rejettent de toute leur âme le vieux cléricalisme qui maintient les « fidèles » dans un état de dépendance, comme s’ils étaient destinés à être d’éternels « mineurs » intrinsèquement incapables de penser ou d’agir  par eux-mêmes et de façon valable aux yeux de Dieu et du monde…

On ne manque de rien!

On s’approvisionne à la ville de Juticalpa ou à celle de Danlí.  Le transport se fait à cheval et en mules. Avec le temps, une route est tracée et on fait l’acquisition d’un véhicule à double traction… La saison des pluies est le cauchemar du véhicule,  mais il y a toujours  des bras pour le sortir des ornières, le pousser, le tirer, si bien qu’en sport extrême la brave Land Rover pourrait faire des envieux.
Le surplus des récoltes est transporté aux marchés des deux villes en échange de biens de première nécessité que la communauté ne peut pas produire elle-même. On ne manque de rien! Les récoltes dépassent toutes les espérances. Le maïs est géant. Les légumes et les fruits sont tous plus gros, plus beaux, plus savoureux et combien plus abondants  que ce qu’on parvenait à obtenir dans le sud.

Ajoutons à cela la pêche et la chasse, activités qu’on ne pratique jamais pour le simple plaisir mais seulement pour se nourrir. Les rivières regorgent de poissons désireux d’apporter leur part à l’aventure. À l’aide d’hameçons, d’atarrayas, de chinchorros ou de harpons, on pêche des merveilles, dont le cuyamel du Patucón qui est un pur bonheur pour les bouches les plus difficiles. La forêt, à son tour, met sur la table de la communauté des viandes exquises comme celle du danton, animal d’allure très bizarre qui possède pourtant une chair délicieuse; il y a aussi le cochon sauvage, la dinde de montagne, le tatou, le cerf… Bref, on ne meurt pas de faim!

Beauté, moustiques et méchants

On est très conscient qu’il faut prendre soin de la flore et de la faune, aussi le bois est coupé et la terre est cultivée de façon rationnelle. Les fleurs de grande diversité et d’une beauté unique, les perroquets habillés des couleurs les plus vives, la guacamaya rouge, le colibri doré et des milliers d’autres êtres à plumes font l’enchantement de ce paradis de verdure, d’eau claire et d’air pur. Les chachas, les singes, la guatusa, le tepezcuinte,  la jagüilla, le Tigrillo et bien d’autres  bêtes à poil, à cornes, à griffes et à crocs sont les habitants de ces bois et sont pour nos pionniers des voisins tout à fait respectables. Seuls font exception les zancudos, moustiques absolument détestables, prodigieusement prolifiques et assoiffés de sang, ou la barba amarilla, barbe jaune, un petit serpent extrêmement dangereux,  qui pourtant, malgré sa mauvaise réputation, se mérite un dix en conduite. 

Au nombre des entités désagréables, nuisibles ou peu fréquentables, il faut ranger trois grands propriétaires fonciers originaires de Juticalpa qui  ont marqué très clairement les bornes de  leurs immenses  territoires avec menace de châtiment pour quiconque oserait y poser un seul orteil. D’autres grands propriétaires et politiciens se font aussi très peu rassurants. La nuit, ils envoient leurs mercenaires tirer des coups de feu en direction des installations de la communauté afin de la terroriser et la forcer de s’en aller, mais quelques militaires qui montent la garde font avorter ces tentatives d’intimidation.

Dans la jungle, il faut toujours garder un œil ouvert, la nuit comme le jour, car, en plus de ces personnages obscurs qui se cachent dans l’ombre pour empêcher nos braves gens de s’établir en ces lieux, il y rôde des bandits qui fuient la justice, des voleurs, des assassins, des déprédateurs de bois précieux, toute une « faune »  qui  ne tient pas à être découverte.

Les Eucharisties

Dans cette montée vers la vie, on ne fait pas la pause seulement  pour manger et dormir, mais on prend le temps de  se visiter d’une chaumière à l’autre, et on se laisse surprendre par les spectacles de la forêt, comme celui qu’offrent à tout moment les singes à face blanche («los  caras blancas »), acrobates inimitables,   s’amusant comme des petits fous sur la tête des arbres. On prend aussi le temps de prier et rendre grâce. Autour de la grande table commune, servie par Jean-Louis et Normand,  le grand corps de la communauté célèbre l’Eucharistie. S’élève une odeur de bonne terre, de forêt, de sueur, de muscle ; une odeur de vie à sa naissance,  toute ramassée en une seule chair, en un seul cœur, en une seule adoration. Pas trop de Dieu en haut, pas trop de Jésus sur un trône, pas trop de prêtres au-dessus des autres, pas trop de peuple en bas, mais tous et toutes mangeant dans la joie le même pain et buvant à la même coupe en chantant à Dieu, à la vie, à l’univers, et au monde entier un seul et immense Merci.

Nouvelle Palestine

Si on cherche le département d’Olancho sur la carte du Honduras, on s’aperçoit qu’il existe quelque part un endroit  appelé « Palestine ». C’est le nom donné par nos pionniers à cette terre nouvelle qu’ils ont accueillie comme un pur don de Dieu.  Pour eux le mot « Palestine » était magique; dans leur esprit il évoquait la Terre promise et le  Paradis…. Ils ont donc pensé que cette nouvelle terre reçue comme un cadeau de la bonté de Dieu ne pouvait pas porter plus beau nom. On ne peut pas les blâmer. Du fond de leur jungle, il leur était difficile de croire que la Palestine moderne, qui fut la patrie de Jésus, soit devenue au cours du temps, un calvaire où on ne cesse de crucifier toutes les espérances d’un peuple.  

Aujourd'hui

Quarante ans après cette aventure, dans la région de la Nouvelle Palestine, la population a explosé.  Les maisonnettes faites de branchages ont été remplacées par des constructions solides. Les institutions ont poussé : déjà quelques écoles secondaires de haut niveau préparent à l’université. On compte aussi une clinique, une grande coopérative, une station radiophonique,  un service d’Internet, un système d’eau courante et d’égouts, une route carrossable, des ponts,  trois barrages hydro-électriques (les Chinois sont rendus là!) et une jolie église…  Mais, comme il n’y a  pas de roses sans épines, avec le progrès sont arrivés également les  bars, la prostitution, et sans doute un peu de drogue et de corruption ainsi que quelques métastases du cancer de la vieille politique qui divise le peuple en bandes rivales pour le plus grand plaisir des « dominants » de toujours.  N’empêche qu’un grand arbre a poussé. Il continue de donner des fruits excellents mais, inévitablement, d’autres qui le sont moins. Chose certaine, cependant, c’est que la racine est saine, sainte même, gonflée d’une énergie qui autorise tous les espoirs.

Relecture

Avec le recul des années, les courageux paysans des premières heures reconnaissent que leur  exode du Sud vers le  Nord a été pour eux leur vrai baptême.  Leur solidarité les a rendus capables de renverser une muraille qui, avant le départ, leur était parfois apparue comme infranchissable. Les machettes et les haches ont coupé définitivement les chaînes qui les retenaient à leur passé de misère. Ils ont depuis lors le sentiment profond d’EXISTER enfin, et d’être libres!

Ils ne sont plus des pauvres liés à des siècles d’impuissance, dépendants des caprices de la nature, ni de la volonté indéchiffrable d’un Dieu caché dans les hauteurs;  ils sont conscients de pouvoir se construire eux-mêmes à partir de forces intérieures qu’ils ne se connaissaient pas. Désormais, « naître de nouveau », « passer de la mort à la vie », devenir des « hommes nouveaux »,  des « enfants du Royaume » n’est plus un mystère. Ils le vivent dans leur muscles, dans leur tête, dans leur cœur depuis qu’ils ont décidé de tout quitter et de se mettre en marche sans regarder en arrière. Leur foi les a poussés à faire le saut au nom de Jésus, et ça a marché!  Pour eux il est devenu évident que Dieu est réellement avec eux et que plus rien n’est impossible. Ils sont désormais en mesure,  avec l’aide de Dieu,  d’assumer entièrement par eux-mêmes la continuité de leur beau projet.

Fin

Les deux missionnaires qui les ont accompagnés jusque là peuvent maintenant se tourner vers d’autres horizons.  Après s’être donné corps et âme pendant plus d’un an à cette « Nouvelle Palestine », Normand entend un autre appel auquel il répond dans la vérité de son cœur et il rentre au Canada pour retourner à la vie civile.  Jean-Louis, de son côté, reste  sur place pour poursuivre  son travail d’accompagnement pendant encore une dizaine d’années. Après quoi il retourne dans le Sud où, pendant douze ans, il se porte au service des communautés de Goascorán et les aide à organiser leurs premières coopératives.  Finalement il aboutit dans un des quartiers les moins favorisés de Tegucigalpa, la capitale, où il sera à l’origine des TAC, un vaste réseau de petites coopératives qui ne cesse de prospérer en améliorant le sort de milliers de familles. Il se donnera pendant quinze ans à ce projet jusqu’à ce que l’ataxie, une vilaine maladie, le force à prendre sa retraite au Québec.

Et voilà ! Ici prend fin ce récit de l’Exode d’une communauté de paysans qui, s’arrachant aux montagnes arides du sud Honduras, se sont enfoncés dans la jungle du Nord pour se transplanter  dans les vertes terres de la vallée  du Patuca ; par leur foi et leur courage ces hommes et ces femmes ont ouvert  les portes d’un véritable paradis à des dizaines de milliers de semblables qui, aujourd’hui, partagent avec eux une vie  pleine de promesses.

Ainsi,  à la longue histoire d’amour entre Dieu et les humains, est venu s’ajouter ce nouveau chapitre On ne sait pas si ce chapitre aurait pu s’écrire sans le formidable apport de Jean-Louis Nadeau et de Normand Landreville ; on en doute fortement. Mais, dans le cas contraire, il n’y a absolument aucun doute que, sans minimiser l’apport de qui que ce soit, ce même chapitre aurait été privé de ses pages les plus brillantes et les plus fécondes.
                                                                          Eloy Roy

– Merci à Pedro Joaquín Mendoza Tilguant, un des héros de cette épopée,  qui a transmis son propre témoignage sur le sujet dans El Éxodo a la Tierra Prometida ; ce petit ouvrage a été une des sources du présent écrit.

Octobre 2015

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